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19 juin 2015 5 19 /06 /juin /2015 21:40

La troisième lettre est datée du 24 Juillet 1845. C'est la fille de Héger, Louise mentionnée ici, qui a rendu publiques ces lettres en 1894.

 

Haworth

Monsieur

Je sais bien que ce n'est pas à mon tour de vous écrire, mais puisque Mde Wheelwright va à Bruxelles et veut bien se charger d'une lettre - il me semble que je ne dois pas négliger une occasion si favorable pour vous écrire.

Je suis très contente que l'année scolaire soit presque finie et que l'époque des vacances approche - j'en suis contente pour vous Monsieur - car, on m'a dit que vous travaillez trop et que votre santé en est un peu altérée - C'est pourquoi je ne me permets pas de proférer une seule plainte au sujet de votre long silence - j'aimerais mieux rester six mois sans recevoir de vos nouvelles que d'ajouter un atome au poids, déjà trop lourd, qui vous accable - Je me rappelle bien que c'est maintenant l'époque des compositions, que ce sera bientôt celle des examens et puis, des prix - et pendant tout ce temps, vous êtes condamné à respirer l'atmostphère desséchante des classes - à vous user - à expliquer, à interroger à parler toute la journée et puis le soir vous avez toutes ces malheureuses compositions à lire, à corriger, presqu'à refaire - Ah Monsieur ! je vous ai écrit une fois une lettre peu raisonnable, parceque le chagrin me serrait le coeur, mais je ne le ferai plus - je tacherai de ne plus être égoïste et tout en regardant vos lettres comme un des plus grands bonheurs que je connaisse j'attendrai patiemment pour en recevoir jusqu'à ce qu'il vous plaira et vous conviendra de m'en envoyer une. En même temps je puis bien vous écrire de temps en temps une petite lettre - vous m'y avez autorisée -

Je crains beaucoup d'oublier le français, car je suis bien persuadée que je vous reverrai un jour - je ne sais pas comment ni quand - mais cela doit être puisque je le désire tant, et alors je ne voudrais pas rester muette devant vous - ce serait trop triste de vous voir et de ne pas pouvoir vous parler; pour éviter ce malheur - j'apprends, tous les jours, une demie page de français par coeur dans un livre de style familier: et j'ai un plaisir à apprendre cette leçon - monsieur - quand je prononce les mots français il me semble que je cause avec vous.

On vient de m'offrir une place commme première maîtresse dans un grand pensionnat à Manchester, avec un traitement de 100£ i.e. 2500 frs par an - je ne puis pas l'accepter - car en l'acceptant je dois quitter mon père et cela ne se peut pas - J'ai cependant mon projet - (lorsqu'on vit dans la retraite le cerveau travaille toujours - on désire s'occuper - on veut se lancer dans une carrière active) Notre Presbytère est une maison assez grande - avec quelques changements - il y aura de la place pour cinq ou six pensionnaires - si je pouvais trouver ce nombre d'enfants de bonne famille je me dévouerais à leur éducation - Emilie n'aime pas beaucoup l'nstruction mais elle s'occuperait toujours du ménage et, quoiqu'un peu recluse, elle a trop bon coeur pour ne pas faire son possible pour le bien-être des enfants - elle est aussi très généreuse et pour l'ordre, l'économie, l'exactitude - le travail assidu - toutes choses très essentielles dans un pensionnat - je m'en charge volontiers.

Voilà mon projet Monsieur, que j'ai déjà expliqué à mon père et qu'il trouve bon - Il ne reste donc que de trouver des élèves - chose assez difficile - car nous demeurons loin des villes

et on ne se soucie guère de franchir les montagnes qui nous servent de barrière - mais la tâche qui est sans difficulté est presque sans mérite - il y a un grand intérêt à vaindre les obstacles - je ne dis pas que je réussirai mais je tâcherai de réussir - le seul effort me fera du bien - il n'y a rien que je crains comme la paresse - le désoeuvrement - l'inertie - la lethargie des facultés - quand le corps est paresseux, l'esprit souffre cruellement.

Je ne connaîtrai pas cette lethargie si je pouvais écrire - autrefois je passais des journées, des mois entiers à écrire et pas tout à fait sans fruit puisque Southey, et Coleridge - deux de nos meilleurs auteurs, à qui j'ai envoyé certains manuscrits en ont bien voulu temoigner leur approbation - mais à present j'ai la vue trop faible pour écrire - si j'écrivais baucoup je deviendrais aveugle. Cette faiblesse de vue est pour moi une terrible privation - sans cela savez-vous ce que je ferais Monsieur ? - j'écrirais un livre et je le dédierais à mon maître de litérature - au seul maître que j'ai jamais eu - à vous Monsieur. Je vous ai souvent dit en français combien je vous respecte - combien je suis redevable à votre bonté, à vos conseils.

Je voudrais le dire une fois en Anglais - Cela ne se peut pas - il ne faut pas y penser - la carrière des lettres m'est fermée - celle de l'instruction seule m'est ouverte - elle n'offre pas les m'emes attraits - c'est égal, j'y entrerai et si je ne vais pas loin, ce ne sera pas manque de diligence. Vous aussi Monsieur - vous avez voulu être avocat - le sort ou la Providence vous a fait professeur - vous êtes heureux malgré cela.

Veuillez présenter à Madame l'assurance de mon estime - je crains que Maria - Louise - Claire ne m'aient déjà oubliée - Prospère et Victorine ne m'ont jamais bien connue - moi je me souviens bien de tous les cinq - surtout de Louise - elle avait tant de caractère - tant de naïveté - tant de vérité dans sa petite figure -

Adieu Monsieur-
votre élève reconnaissante
C Brontë

July 24th.
Je ne vous ai pas prié de m'écrire bientôt parceque je crains de vous importuner - mais vous êtes trop bon pour oublier que je le désire tout le même - oui - je le désire beaucoup - c'est assez - après tout - faites comme vous voudrez monsieur - si, enfin je recevais une lettre et si je croyais que vous l'aviez écrite par pitié - cela me ferait beaucoup de mal -
Il parait que Mde Wheelwright va à Paris avant d'aller à Bruxelles - mais elle mettra ma lettre à la poste à Boulogne - encore une fois adieu Monsieur - cela fait mal de dire adieu même dans une lettre - Oh c'est certain que je vous reverrai un jour - il le faut bien - puisque aussitôt que j'aurai gagné assez d'argent poour aller à Bruxelles j'y irai - et je vous reverrai si ce n'est que pour un instant.
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